De si précieuses abeilles sauvages

Bien loin des abeilles à miel, les abeilles sauvages jouent un rôle écologique et économique primordial. Elles souffrent cependant de la mise à mal des milieux naturels, menant à la disparition de plusieurs espèces. À l'occasion de la journée des abeilles, partons à leur découverte.
par
Clement
Temps de lecture 5 min.

Comment se portent les abeilles sauvages en Belgique ? Il n'est pas simple de répondre à cette question. Il faut peut-être d'abord redéfinir clairement de quoi on parle. S'agit-il d'abeilles échappées des ruches ? D'abeilles élevées dans les ruches de manière « naturelle », sans récolter leur miel ? Non bien sûr, et c'est là une différence d'importance : l'abeille domestique habite dans les ruches sous l'œil attentif de l'apiculteur comme les poules habitent dans un poulailler géré par un éleveur avicole.

L'abeille domestique est une espèce à part entière, et il s'agit toujours de la même espèce (Apis mellifera) qu'on la qualifie d'abeille « noire », « italienne » ou encore « buckfast ». La poule aussi est une espèce à part entière (Gallus gallus sous-espèce domesticus), même s'il s'agit d'une poule de Marans, d'un coucou de Malines ou d'une araucana. Et il ne nous viendrait pas à l'idée de la confondre avec la pie bavarde ou le grand-duc d'Europe ! L'analogie peut être faite avec le monde des abeilles : à côté de l'abeille domestique, on rencontre des centaines d'autres espèces d'abeilles dites « sauvages », qui ont des mœurs, des couleurs et des comportements radicalement différents de ceux de notre « mouche à miel ».

Une guêpe végétarienne

Les abeilles appartiennent à l'ordre des hyménoptères, qui rassemble notamment les guêpes et les fourmis. Plus de 20. 000 espèces d'abeilles ont été recensées dans le monde. Il semble que l'apparition des abeilles provienne d'un changement d'habitude alimentaire au sein d'un groupe d'espèces ancêtres de certaines guêpes. Elles auraient troqué leur régime carnivore (les larves de guêpes sont alimentées par d'autres insectes) pour un régime végétarien basé majoritairement sur un mélange de pollen et de nectar. Beaucoup plus rares, certaines guêpes, qu'on ne trouve pas en Belgique, les masarines, ont également adopté ce régime végétarien.

Nos abeilles sauvages, ce sont donc tous ces « drôles d'oiseaux » du monde des abeilles, et nous commençons seulement à comprendre à quel point elles sont nombreuses, diversifiées… mais aussi menacées par la façon dont on gère et aménage nos campagnes et nos villes. Les causes du déclin des abeilles sauvages et de l'abeille domestique sont en partie identiques, mais on ne peut en aucun cas « sauver les abeilles » en résumant la question à la seule abeille domestique.

Insectes utiles

Revenons donc à la question qui nous préoccupe : comment se portent les abeilles sauvages en Belgique ? Est-on sur le point de vivre une apocalypse, un effondrement total de leur abondance et de leur diversité ? Nos paysages ont été profondément remaniés au cours du siècle dernier. L'intensification de l'agriculture et le développement des villes et autres infrastructures rurales ont eu raison de la plupart de nos paysages bocagers. Ils ont réduit fortement les capacités d'accueil de nos espaces verts vis-à-vis des abeilles sauvages mais aussi des papillons, des amphibiens, des oiseaux, etc. L'Anthropocène rime tristement avec sixième extinction du vivant. Depuis que l'homme industrialisé façonne la terre à sa manière, notre environnement n'a jamais été en aussi mauvais état. Et les abeilles souffrent elles aussi de notre manque de clairvoyance environnementale.

On sait aujourd'hui que plusieurs espèces d'abeilles sauvages rencontrées au cours du 20e siècle en Belgique ont très probablement disparu de nos régions. Des recherches ciblées dans des endroits pourtant favorables n'ont par exemple pas permis de retrouver des espèces réputées rares en Europe de l'Ouest comme l'anthocope des coquelicots, qui fait ses nids avec des pétales de coquelicots. Certaines espèces de bourdons (les bourdons sont des abeilles) comme Bombus cullumanus ou Bombus muscorum se sont également évanouies de nos campagnes en quelques décennies…

La fragmentation ou la perte des habitats naturels et l'évolution de la flore de nos régions sont directement responsables de cette situation. Nos paysages sont-ils donc en train de se vider de leurs abeilles sauvages ? Je serais personnellement tenté de répondre positivement. Il reste bien sûr en Belgique quelques petits « coins de paradis » où l'on peut encore observer des espèces comme Osmia andrenoides, une petite osmie rouge et noire dite « hélicicole » parce qu'elle fait ses nids dans des coquilles d'escargots. Mais les grandes plaines agricoles ou les centres urbains ont presque tout perdu de leurs capacités d'accueil d'une bonne partie de notre biodiversité.

Patrimoine à protéger

Les quelque quatre cents espèces d'abeilles sauvages que compte la Belgique constituent un trésor inestimable. Un véritable patrimoine naturel que nous devons préserver, et transmettre aux générations suivantes. Mais comment convaincre les plus réticents à ces arguments éthiques ? Des études récentes ont démontré que près de 80 % des espèces de plantes à fleur de nos régions dépendent des insectes et plus particulièrement des abeilles pour assurer leur reproduction. Privés de toutes ces plantes à fleurs, nos paysages, nos réserves naturelles, nos parcs et nos jardins seraient d'une tristesse infinie.

Les recherches scientifiques nous enseignent aussi que les trois quarts des fruits et légumes que nous consommons dépendent aussi des pollinisateurs, en particulier des abeilles. Vous aimez les courgettes ? Les pommes ? Les cerises ? Les fraises ? Les myrtilles ? Tous ces fruits sont le résultat d'une ou plusieurs interactions entre les abeilles et les fleurs de ces plantes cultivées.

Un sursaut écologique imposé par l'économie

On ne peut pas tout chiffrer en termes économiques, mais il est clair que la contribution des pollinisateurs à notre agriculture est loin d'être négligeable. Les grandes cultures de fruits et légumes "pèsent  près de sept milliards d'euros par an en Belgique et ces cultures bénéficient d'une valeur ajoutée très importante grâce aux pollinisateurs.

Les abeilles sauvages sont essentielles parce qu'elles représentent un pan très important de notre biodiversité. Mais elles pollinisent aussi la flore, et participent donc à l'équilibre de nos écosystèmes. Elles contribuent significativement à notre économie du fait de leurs interactions avec nos cultures de fruits et légumes. Un changement de paradigme s'impose donc : la biodiversité est un véritable moteur pour la production agricole ! De quoi convaincre les plus sceptiques, et revoir les liens entre nos politiques environnementales et agricoles.