Nabil Ben Yadir sort un nouveau projet dérangeant: «C’est un film sur la naissance de nos monstres»

Dix ans après l’assassinat du jeune Ihsane Jarfi à Liège, le réalisateur belge Nabil Ben Yadir («Les Barons», «Dode Hoek») met ce crime homophobe en images dans «Animals». Une expérience de cinéma intense, ouvrant le débat sur la représentation de la violence à l’écran.

par
Stanislas Ide
Temps de lecture 4 min.

Comment avez-vous pris connaissance du meurtre d’Ihsane Jarfi?

Nabil Ben Yadir : «Comme tout le monde. J’ai commencé à suivre le procès et j’y ai rencontré Hassan Jarfi, le père d’Ihsane. Au fil des séances, la question qui m’habitait, c’est comment on fait pour qu’une telle violence surgisse dans notre société? C’est donc un film sur la naissance de nos monstres.»

Avez-vous trouvé une réponse?

«Je pense que le film montre bien que la violence existe avant les coups, dans les mots, et dans l’absence de vocabulaire. Moi je suis pluriel, je suis un homme, réalisateur, belge, d’origine marocaine, de confession musulmane, hétérosexuel, et ça continue, vous voyez où je veux en venir. Quand on définit une personne par un seul mot, on ne la voit pas. Que ce soit pédé ou tapette, c’est violent. On transforme les gens autour de nous en concepts réduits, diminuant ainsi l’éventualité d’un remords.»

Qu’avez-vous appris sur l’homophobie?

«Que le silence l’entretient! C’est peut-être facile à observer, mais être obligé de vivre avec un secret pareil, à 30 ans, dans sa propre famille, ça empêche d’accéder à soi.»

La violence de la scène d’assassinat est extrême. Quels ont été vos choix de mise en scène?

«Le but était de faire du cinéma de fiction, pas un documentaire. Mais la violence au milieu du film, c’est son aspect le plus réaliste. C’est une question importante: comment représenter la violence? Pourquoi filmer ça, et pas autre chose? On peut suggérer sans montrer, d’accord, mais à un moment donné, il faut montrer ce qu’est un lynchage, ce qu’Ihsane a vécu. C’est subjectif, mais les mots n’ont pas le même impact que les images pour moi. Et mon métier, c’est de créer des images.»

Pourquoi faire durer cette scène près de 20minutes?

«On est dans le monde des agresseurs, c’est eux qui prennent le pouvoir. Je me suis posé tellement de questions sur cette scène qu’à force, chaque décision devenait un acte politique. Ça devenait impossible, et comme les meurtriers ont réellement filmé leurs actes avec leurs téléphones, on a fait pareil. On a balisé la mise en scène en lançant des thématiques d’improvisation. L’idée, c’était d’approcher le réel et de terminer sur des images qui pourraient surgir sur internet. Ça met très mal à l’aise bien sûr. Soudain, il n’y a plus de réalisateur! Il y a un monteur qui passe derrière le tournage des images, ça va de soi, mais je donne l’impression qu’il n’y a plus de cinéma, qu’on est dans le réel.»

Le film a-t-il une charge politique?

«Je sais que ce film dérange… [marque une longue pause] Il met mal à l’aise, mais il suscite un débat très intéressant. On m’a dit: ‘Votre film est à la limite du supportable’. Dans la situation inverse, on m’aurait reproché d’avoir arrondi les angles en refusant de voir la réalité. Le public qui m’intéresse, c’est celui qui aurait pu être dans cette bagnole, qui aurait pu adhérer à ça en se disant d’abord que quelques coups, c’est pas si grave. Je veux aller vers ces gens-là, qui iront peut-être voir le film pour de mauvaises raisons, mais qui ressortiront en ayant besoin de parler. Ce rapport à la violence des plus jeunes, faut en parler! Internet les baigne dans une violence quotidienne, et puis des films comme ‘Animals’ leur sont interdits, sérieux? Pourtant, c’est un film accompagné. Il y a des entretiens vidéo avec le père d’Ihsane, et un dossier pédagogique réalisé par des experts, revenant sur les choix artistiques qu’on a posés, et ce qu’ils racontent sur l’homophobie.»