Est-ce égoïste d’être un nomade digital?

Participer à des réunions sur Teams en journée dans un Airbnb et faire du surf le soir sur les hautes vagues de la côte argentine, c’est à peu près l’existence que mène un nomade digital. Maintenant que le télétravail est entré dans les mœurs, de plus en plus de jeunes travailleurs se connectent sur leur portable dans des paradis abordables loin de chez eux. Mais au fond, à quel point la vie d’un nomade digital est-elle éthique?

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Lien Delabie
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«J’ai toujours pensé qu’il fallait choisir entre faire le tour du monde et gagner sa vie. Mais, devinez quoi? Il ne faut pas du tout choisir», écrit Crosby Grace Travels sur sa page Instagram consacrée à la vie de nomade digital. Comme environ 35 millions de personnes à travers le monde, Grace Crosby télétravaille systématiquement à l’étranger. Elle gagne sa vie en tant que créatrice de contenu. Et, en tant que «nomade», elle voyage d’un endroit à un autre, du Mexique au Cambodge. Grâce à ses heures flexibles et son job entièrement en ligne, monter des vidéos et être briefée par ses clients via Slack et Zoom un jour coexiste avec le fait de grimper au sommet d’une montagne le lendemain.

Tout pour attirer les nomades

C’est un rêve que poursuivent de nombreux jeunes travailleurs. D’après Think Remote, un média d’information sur le télétravail à l’international, le nombre de nomades digitaux a triplé entre 2019 et 2022. Cette augmentation est en partie due à la crise du coronavirus, mais aussi à la politique menée par certains pays d’Amérique latine et d’Asie du Sud-Est. Bon nombre de ces pays à bas salaires voient d’un bon œil l’arrivée de ces nomades digitaux: ils dépensent en effet beaucoup plus d’argent que le touriste moyen. Afin de booster leur économie, des pays comme l’Argentine, le Mexique et le Cap-Vert ont instauré un «visa de nomade» avantageux. D’après Trouw, Buenos Aires, la capitale de l’Argentine, propose par exemple un visa de 180 jours, dans le cadre duquel les travailleurs étrangers sont accueillis avec un package de bienvenue comprenant une carte SIM et un abonnement pour les transports en commun. Soixante-deux-mille voyageurs ont déjà succombé à cette offre. En 2022, le Mexique s’est positionné comme «global hub» pour les télétravailleurs, en collaboration avec l’Unesco et Airbnb. Le Costa Rica, le Portugal et Puerto Rico tentent également de devenir des terres d’accueil pour cette nouvelle catégorie de travailleurs.

Gentrification

Dans pratiquement tous les pays et les villes proposant un visa de nomade avantageux, il est question de gentrification. Certains quartiers ont été complètement investis par des travailleurs étrangers. Des petits magasins locaux doivent céder leur place à des bars plus trendy et plus chers, des espaces de coworking et des restaurants. Les complexes de coliving et les Airbnb ont fait grimper les loyers pour la population locale à un point tel qu’elle est poussée hors de la ville. Un marketeur et nomade numérique colombien raconte à Trouw que beaucoup de nomades sont originaires de pays plus chers et s’installent avec leur propre référentiel sur le marché locatif étranger. «Chaque semaine, on voit sur des groupes Whatsapp ou Facebook des messages de personnes qui recherchent une maison et disposent d’un budget de 1.000 ou 1.500 dollars. Le loyer moyen d’un Argentin se situe aux environs de 300 dollars. Et c’est ainsi qu’ils gâchent la vie de tout le monde», explique-t-il.

Enclave occidentale

Malgré l’injection économique promise avec l’arrivée des nomades digitaux, le niveau de vie de nombreux locaux se dégrade. Cela a entraîné des actions de protestation notamment dans la ville colombienne de Medellín, où les manifestants qualifiaient les nomades de «colons temporaires». Une critique formulée de façon récurrente est que les télétravailleurs temporaires vivent au sens propre comme au sens figuré en dehors de la société locale. Beaucoup «travaillent» encore toujours pour leur pays d’origine: ils sont domiciliés dans leur propre pays et y paient des impôts, si bien qu’ils contribuent à peine financièrement à la ville où ils séjournent parfois jusqu’à six mois. De plus, beaucoup paient leur loyer en euros ou en dollars, ce qui complexifie le marché locatif pour les locaux. Les espaces de coliving et de coworking créent littéralement des enclaves pour les nomades digitaux, loin des locaux. «Pour eux, les communautés locales ont autant de valeur qu’un espace de coworking», a écrit Paris Marx en 2019 dans son essai critique «Digital Nomads Are Not the Future», qui a fait couler beaucoup d’encre. «Les nomades numériques sont beaucoup moins enclins à se battre pour des changements locaux positifs ou pour les droits des personnes défavorisées, parce que ces questions ne les concernent pas personnellement.» Quatre ans plus tard, il semble que les choses ont peu changé.

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