La guerre face à Daech se joue aussi à domicile

par
Gaetan
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Véritable synthèse géopolitique des conflits fragmentés qui rythment notre époque, le nouvel ouvrage du journaliste français Pierre Servent, "Extension du domaine de la guerre" (Robert Laffont), n'est pas tendre à l'égard des politiques française et européenne, jugées "décalées". Face au nouvel avatar du totalitarisme du 21e siècle – Daech–, "l'Europe n'est pas prête".

Vous critiquez les attitudes déjà adoptées vis-à-vis des guerres, du messianiste belliqueux (Bush) au pacifiste un peu naïf (Obama). Quelle posture l'Ouest et l'Europe doivent-ils adopter?

"L'Europe et la France ont vécu ce paradoxe d'être engagées dans des opérations extérieures et d'avoir décrété la guerre comme immorale et éjecté la figure militaire sauf quand elle était raccord avec le centre de gravité de la société. C'est le phénomène du général Morillon à Srebrenica qui devient, selon moi, ‘Mère Thérésa en treillis '. Ça colle avec nos sociétés ‘Bisounours'. Mais l'image d'un soldat formé à tuer, à délivrer de la violence au nom de l'État, est moins bien perçue. Le défi pour l'Europe consiste à réintégrer dans sa réflexion des problématiques à la fois géostratégiques et militaires qu'elle a largement évacuées de ses préoccupations. On nous a déclaré la guerre et pour aborder cette problématique, il faut se mettre en ordre de bataille pour éviter, le jour où nous serons frappés, de répéter les erreurs américaines qui après le 11 septembre 2001, ont envahi l'Irak sur un mensonge d'État. Bush a été à ce titre le meilleur allié de Ben Laden. L'Europe doit se muscler et se densifier pour répondre aux fondamentalismes à l'image d'Erdogan ou Poutine, soit pour faire face à des groupes de combat comme ceux de Daech, hier d'Al Qaeda, qui sont plastiques, mobiles, tout terrain et qui n'ont aucune des pesanteurs de l'Union européenne."

Comment l'Europe peut-elle se muscler?

"Il faut qu'elle réinvestisse dans son appareil de défense alors que les États membres sacrifient les budgets qui y sont dédiés. Il faut aussi un plus grand investissement citoyen. En France, la fin du service militaire obligatoire était une bonne chose mais je regrette qu'on n'ait pas créé un service civico-militaire obligatoire de 4 à 6 mois pour nos jeunes. Pas pour devenir des combattants, mais pour comprendre ce que c'est. La chose militaire ne se prouve pas, elle s'éprouve. Et je pense que cette privation d'initiation nourrit Daech car certains candidats vont y rechercher une forme d'héroïsation ou de romantisme militaire. Bien sûr, là c'est dans des formes extrêmes complètement psychiatriques."

Comprenez-vous le prolongement de l'état d'urgence, fustigé pour ses mesures liberticides, et la déchéance de nationalité?

"Je suis très pragmatique. L'état d'urgence aurait du être décrété après les attentats de janvier pour donner un coup de pied dans la fourmilière des gens radicalisés. La France a souvent un métro de retard face aux guerres. Je n'ai pas le culte de l'état d'urgence mais il n'est pas une atteinte démesurée aux libertés individuelles. Ce qui l'est, c'est d'avoir 30 ans et de se faire couper en deux par une rafale de Kalachnikov à la terrasse d'un café ou dans une salle de concert. Il faut maintenant que le gouvernement explique le bilan de l'état d'urgence et les raisons de son prolongement. On est en guerre, cela ne me choque pas qu'il y ait des mesures exceptionnelles à certains moments. Maintenant, la police peut faire des efforts pour défoncer la bonne porte ou ne pas la défoncer si elle est ouverte. Concernant la déchéance de nationalité, c'est inopérant pour dissuader des terroristes de tuer nos compatriotes. Mais sur le plan symbolique, dire à quelqu'un qu'il ne fait plus partie de la communauté nationale car il a tué plusieurs de nos compatriotes, cela me semble du domaine du raisonnable."

Un autre point stratégique, ce sont les prisons, "de vraies écoles de la radicalisation".

"Oui, c'est stratégique mais on n'arrivera pas à y faire face. La France, comme la Belgique, paye une politique d'aveuglement de ces dernières années qui a consisté à ne pas s'intéresser à ces questions et à laisser faire les Algériens, les Saoudiens, etc. Vous avez été encore plus loin en concluant un accord avec le royaume d'Arabie Saoudite. C'est confier la brigade de pompiers à un pyromane. En France, les imams seront envoyés au Maroc pour une partie de leur formation. Problème un: il a fallu attendre fin 2015 pour mettre ça en place. Problème deux: on fait faire au Maroc ce qu'on est incapable de faire en France. Concrètement, ces mesures sont formidables mais ça fait 30 ans qu'on aurait dû réagir. Elles ne porteront leurs fruits que dans trois ou quatre ans."

La cyberdéfense française est-elle aussi à la traîne?

"Complètement. L'EI dispose d'environ 10.000 sites dont 2.500 en langue française qui délivrent chaque jour 40.000 tweets à une communauté de 2,8 millions de followers. En face, le ministère de l'Intérieur français a dû mettre en place une cellule de 15 fonctionnaires. Au début, c'était des fonctionnaires lambda, pas du tout habitués des réseaux sociaux. Résultat? Peau de balle. Maintenant, il recrute des gars qui sont des geeks et qui savent y faire et il ouvre une réserve citoyenne où on va chercher des hackers, des gars qui sont doués. C'est très bien, mais Daech reste à des années-lumière devant nous. Ils sont déjà performants au niveau de la cyberpropagande et du cyberrecrutement. Chaque semaine, Daech reçoit 100 combattants. Le plus inquiétant, c'est que Daech commence à développer un autre outil peu exploré: la cyberguerre."

"Extension du domaine de la guerre", de Pierre Servent, éditions Robert Laffont, 306 pages, 19, 50€